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CHAMBRE 212, OU QUAND LE TEMPS REPREND SES DROITS

Benjamin Biolay, Vincent Lacoste, Camille Cottin, Chiara Mastroianni et Christophe Honoré à Cannes
Benjamin Biolay, Vincent Lacoste, Camille Cottin, Chiara Mastroianni et Christophe Honoré à Cannes

Ciao la compagnie ! Contrairement à 2020, j’ai trouvé l’année 2019 plutôt riche et florissante pour le septième art. Je suis beaucoup allée au cinéma mais je n'ai pas forcément eu le temps de visionner tout ce que je voulais.

 

Un des films que j’avais notamment très envie de voir était Chambre 212 de Christophe Honoré. Il sort à Cannes en mai 2019 et Chiara Mastroianni y reçoit le prix d’interprétation féminine dans la sélection Un certain regard.

 

Elle est également nommée pour le César de la meilleure actrice début 2020.

"Nous avons la liste de tous vos écarts, Maria."
"Nous avons la liste de tous vos écarts, Maria."

Chambre 212, c’est une immersion dans le couple de Maria (jouée par miss Mastroianni) et Richard (interprété par mister Biolay et mister Lacoste). Si Maria est professeure d’histoire du droit à l’université, Richard est probablement homme au foyer.

 

En réalité, on connait peu le présent des personnages : le film se penche plutôt sur leur passé.

Le rapport des personnages face à l’amour et au temps qui passe est au premier rang dans ce film. À travers le personnage de Richard, Christophe Honoré explique que « L’amour se construit sur le souvenir du début de l’amour ».

 

Par conséquent, Benjamin Biolay est en accord avec son personnage : pour lui, le passé est un socle nécessaire à la construction d’une relation. Il est difficile d’imaginer une relation si on ne souvient pas de ce qui nous a saisi chez l'autre. 

Synopsis :

 

Un soir, Maria rentre au nid après une partie de jambes en l’air chez un de ses élèves. Une fois dans la douche, Richard embarque ses vêtements et lance une machine à laver. Le téléphone de Maria retentit et le bonhomme aperçoit alors les messages d’Asdrubal, l’amant de sa femme.

 

Maria lui annonce alors le plus naturellement du monde qu’elle le trompe, parce que « c’est la loi des couples qui durent ». Richard, déconfit, va se coucher tandis que sa femme décide de dormir à l’hôtel d’en face, dans la chambre 212.

 

Pourquoi la chambre 212 ? Parce que d’après l’article 212 du code civil, « les époux se doivent mutuellement respect, fidélité, secours, assistance ». Même si elle cherche à fuir sa situation, Maria ne peut échapper à ses devoirs d’épouse. 

Commence alors une épopée onirique déguisée en visite du royaume d’Hadès. Époques, lieux, personnages et sentiments tourbillonnent dans la tête de Maria : si sa mère, décédée, lui énumère la liste de tous ses amants, sa volonté (personnifiée par un sosie de Charles Aznavour) la sermonne en raison de sa mauvaise conduite.

 

Ce tumulte reflète donc l’état actuel de sa vie alors qu’elle est en pleine crise de la quarantaine.

Imagineriez-vous toutes vos conquêtes amoureuses au même endroit au même moment ?
Imagineriez-vous toutes vos conquêtes amoureuses au même endroit au même moment ?

On considère généralement les crises « d’âge » comme des situations de trouble dues à une rupture d'équilibre (prise de conscience du temps qui passe, diminution des sentiments amoureux à l’égard de quelqu’un, perte de travail, peur de l’avenir…) et dont l'issue est déterminante pour l'individu ou la société (soit on se sort de la crise en réussissant à retrouver un équilibre, soit on sombre).

 

Cependant en dramaturgie, la crise est le nœud de l'action dramatique, caractérisé par un conflit intense entre les passions et qui doit conduire au dénouement.

 

Ici, Maria est tiraillée entre les deux définitions : sa perte d’équilibre est due à la diminution de ses sentiments envers son mari, mais aussi à la guerre menée entre ses passions/désirs et sa volonté. De plus, l’issue de ce conflit mène bien au dénouement puisqu’à la fin, nous saurons si Maria décide de céder à ses passions (et donc de continuer d’avoir des relations extra-conjugales) ou plutôt de se contraindre à suivre sa raison en restant avec son mari. 

 

Par ailleurs, ce serait vous berner en disant que je n’ai pas immédiatement établi de parallèle entre ce que je voyais à l’écran et le bouquin dans lequel je suis actuellement plongée. Il s’agit du premier livre d’Alice Pfeiffer, Je ne suis pas parisienne.

 

Cette autrice engagée référence et analyse dans son oeuvre la plupart des clichés visant la Parisienne. Cette icône planétaire, toujours chic, mince, épilée, cultivée, blanche, hétérosexuelle, riche, bien élevée, polie, belle, jeune et par dessus tout NATURELLE serait l’exemple à suivre pour toute femme qui se respecte. Cette construction sociale à la fois difficilement atteignable et éminemment sexiste a été étudiée pour déposséder la femme de ses capacités afin de la réduire à l’état de plante verte dans l’espace public et privé.

 

Comprenez donc ma crainte lors des premières scènes du film quand Chiara Mastroianni déboule sur la route alors que le feu piéton est rouge, qu’elle entre dans son grand appartement situé dans le 15ème et qu’elle se met à fouiller dans son immense bibliothèque, une clope à la main. 

Heureusement, ce film reprend les clichés de la crise de la quarantaine tout en inversant les stéréotypes de genre. Comme dit précédemment, Richard est homme au foyer (condition davantage réservée à la gent féminine dans l’imaginaire collectif).

 

Ce qui surprend en premier lieu, c’est non-seulement qu’il s’attèle aux tâches ménagères (il cuisine, il lance une machine, fait le café, la vaisselle) mais qu’en plus de ça, il réserve un « espace de liberté » (ce qui devrait être automatique, nous sommes d'accord avec ça) à sa femme. Il ne la soupçonne de rien, ne jette un coup d’oeil sur son téléphone que lorsque la 3ème sonnerie retentit, est déconcerté quand il apprend qu’elle la trompe mais se renferme plutôt sur lui-même...

 

Il est évident que cette représentation de l’homme n’est habituelle ni dans les films, ni même, en général, dans la vie réelle (à l'exception des pubs Skip ou Ariel qui se veulent novatrices).

Parce que dans le couple Maria-Richard, les protagonistes ne sont pas égaux, et ça saute aux yeux. Maria a tout naturellement un ascendant sur son mari.

 

Mais on s'en aperçoit seulement parce que les rôles sont interchangés : l’inverse paraitrait banal, déjà vu (une femme qui lance une lessive alors que son mari rentre chez lui, ça ne surprend pas).

 

Cependant ici, tout le film se construit sur les pensées, les désirs, les envies de Maria. Ce qui pourrait sembler « normal » pour le masculin (tromper son/sa partenaire, être égoïste, fumer une cigarette pendant que l’autre fait la vaisselle alors même qu’il n’a rien préparé du repas, avoir une sexualité débridée) ne l’est absolument pas pour une femme et par ailleurs, peut même être mal vu dans notre société.

Benjamin Biolay, amant de Marina Foïs dans Irréprochable
Benjamin Biolay, amant de Marina Foïs dans Irréprochable

Pourtant, le film n’est pas moralisateur. En inversant les rôles, Christophe Honoré nous fait prendre conscience rapports de force dans le couple et du sexisme ordinaire qui en découle.

 

Le réalisateur ne juge pas Maria, il expose sa vie. On y voit un Benjamin Biolay « soumis » à sa femme (la seule violence est celle des constructions sociales subies par l’homme dans le film - donc remarquée - mais qui est normalement subie par les femmes dans leur quotidien - et donc invisibilisée).

 

Par ailleurs ce rôle lui va mieux que celui de gros connard (pardonnez-moi du peu) qu’il joue dans Irréprochable (Sebastien Marnier, 2016). 

Irène accompagnée de Richard jeune et de Richard vieux
Irène accompagnée de Richard jeune et de Richard vieux

Lorsque Maria arrive dans sa chambre d’hôtel, elle tombe nez-à-nez avec son mari en version jeune. Ce Richard de 25 ans (Vincent Lacoste) est encore tiraillé entre les sentiments qu’il éprouve pour Maria, sa femme, et Irène, sa prof de piano.

 

Une réflexion sur le regret est proposée au spectateur alors qu’une des questions centrales du film est : « dois-je regretter mon mariage, mon engagement ? ». Et si c’est le cas, ai-je droit à l’infidélité ?

Lorsque l’on demande à Christophe Honoré si l’infidélité peut être une vertu, il répond positivement.


Effectivement, l’infidélité n’a pas forcément lieu au sein d’un couple, elle peut très bien être en rapport avec soi-même. Pour lui, l’infidélité c’est de se réinventer tout au long de sa vie et donc d’apprendre, de changer. 


Globalement, l’idée de la fidélité et de la franchise est une norme assez paresseuse ; son contraire tracterait des histoires, rendrait la vie plus passionnante.

Plus largement, je pense que Christophe Honoré établit un lien avec les désirs inavoués. Il est évident qu’à partir du moment où Maria revoit Richard version 90’s, elle commence à rêver. Son inconscient prend les rênes et la guide jusqu’à des endroits qu’elle ne soupçonne pas.

 

Effectivement, Maria aime fréquenter des jeunes hommes. Son rêve est cohérent puisque la première personne qu’elle voit est son mari à 25 ans. Ainsi, si elle fréquente d’autres hommes ce n’est pas parce qu’elle n’aime plus Richard, mais simplement parce qu’elle n’aime plus Richard à son âge.

En 1901, Freud interprète les notions « d’acte manqué », de « lapsus » et de « rêves » comme des éléments révélateurs d’un désir inconscient.

 

Dans son traité intitulé Psychopathologie de la vie quotidienne, il explique que nos rêves doivent être interprétés et qu’ils traduisent nos désirs. Quant aux lapsus et aux actes manqués, ils sont moins une forme d’étourderie qu’une réelle volonté d’agir autrement que ce que nous avons fait (par exemple, oublier son parapluie chez quelqu’un indique probablement que nous souhaitons retourner chez cette personne).

 

Ainsi, en prenant conscience de son rêve, Maria va se rendre compte du réel problème qui pèse sur son couple.

 

Dame Foïs joue Hervé Guibert dans Les Idoles
Dame Foïs joue Hervé Guibert dans Les Idoles

Subsidiairement, il est aisé de se rendre compte de la dimension théâtrale du film. 

 

Effectivement, si Christophe Honoré est réalisateur, il est également metteur en scène au théâtre, écrivain, scénariste et dramaturge. Il pond alors en 2018 Les Idoles, pièce de théâtre qui bouclera sa trilogie sur la mémoire homosexuelle du sida.

(C'est une pièce à laquelle je devais par ailleurs assister mais que j’ai manquée et qui vaudra en 2019 le Molière de la comédienne à Marina Foïs. Je qualifierais cette situation d'"enculerie", plus communément appelée "dégoût profond", "regret intense" ou encore "tristesse inouïe"). 

 

Le film Plaire, aimer et courir vite ainsi que le livre Ton père complètent cette trilogie. 

''Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli / Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli'' (Boileau, l'Art poétique, Chant III, 1674)
''Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli / Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli'' (Boileau, l'Art poétique, Chant III, 1674)

Christophe Honoré retranscrit dans ses films les habitudes qu’il cultive sur les planches. Dans Chambre 212, on assiste à des dialogues très écrits et qui sont au centre de l’oeuvre.

 

De plus, on peut établir un parallèle entre ce film et le théâtre classique. Parmi les règles énoncées par Nicolas Boileau au XVIIème siècle, deux sont totalement respectées et une l’est quasiment.

 

Ainsi, l’unité de temps est respectée (moins de 24 heures s’écoulent entre le début et la fin de l’histoire puisque même si Maria est transportée dans son passé, elle rêve le temps d’une nuit seulement).

 

L’unité d’action l’est aussi (chaque épisode du film est lié à Maria) et l’unité de lieu l’est quasiment (le film se déroule entre l’appartement du couple et dans l’hôtel d’en face. Seule une scène est tournée en Baie de Somme).

Effectivement, les scènes principales se déroulent dans l’appartement marital et dans l’hôtel, ce dernier offrant une vue très nette sur les fenêtres du domicile familial. On retrouve ce procédé cinématographique de champ-contrechamp dans de nombreux films, à l’image de Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock.

 

Pour Christophe Honoré, la réinvention de la mise en scène ainsi que la restriction du nombre de décors lui permettent à d’obtenir une autre forme de liberté, une forme de cinéma différente.

De plus, le film charme le spectateur autant par la vue que par l’ouïe. Les décors et les plans sont superbement réussis tandis que la musique joue une place centrale. Le chassé-croisé Aznavour - Scarlatti rajoute un soupçon d'émotion dans un film déjà brûlant.

 

Irène n’essaye-t-elle pas de reconquérir son amour de jeunesse en lui jouant du piano ?

Camille Cottin dans le rôle d'Irène, première professeure de piano de Richard
Camille Cottin dans le rôle d'Irène, première professeure de piano de Richard
17 fois Cécile Cassard, 2002
17 fois Cécile Cassard, 2002

Dans l’émission Quotidien, Yann Barthes demande à Christophe Honoré s’il lui est possible de faire des films sans musique ni chansons.

 

Avant de faire des films, le réalisateur pensait « qu’une musique faisait office de béquille et qu’elle n’était là que si une scène ne fonctionnait pas trop ».

 

Il s’est aperçu lors du tournage de 17 fois Cécile Cassard que les séquences musicales étaient nécessaires. Aujourd’hui, quand il écrit un scénario, les musiques y sont totalement intégrées. 

Ainsi, Christophe Honoré livre une comédie à la fois drôle et profonde. Après avoir dépeint des sujets de société particulièrement durs dans ses oeuvres précédentes, le réalisateur souhaitait « retrouver un plaisir de cinéma plus immédiat. Et surtout revenir à Chiara Mastroianni » (une cinquième fois).

 

Aussi, le quatuor magistral d'acteurs est loin d'être étranger à la réussite du film. La virtuosité et la justesse opérée par ces talents ne font que renforcer le sentiment qui m'a habitée pendant le film : l'allégresse.  

Bref, Chambre 212 est sur Canal + jusqu'au 15 juillet. Si vous avez l'occasion de le voir, foncez : c'est une petite pépite qui vous fera et sourire, et réfléchir le temps d'une heure trente.

 

Elena

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